"Notice sur le camarade
décédé"
rédigée en 2004 par
François Rouvière,
parue dans
le Recueil 2005 de l'Association des anciens élèves de
l'École Normale Supérieure.
CEREZO (André), né à Romans (Drôme) le 1
septembre 1945, décédé à Massoins
(Alpes-Maritimes) le 7 octobre 2003. - Promotion de 1964.
Octobre 1989. À mon retour à Nice
de quelques jours de réunions à Paris, André
Cerezo me montre la lettre qu'il vient de recevoir de l'Association des
anciens élèves : un avis du "Figaro" ayant annoncé
le décès de François Rouvière, mon homonyme
exact, il était demandé à André de bien
vouloir rédiger une notice sur son défunt camarade de
promotion. Par retour il avait répondu que l'annonce lui
semblait quelque peu prématurée. Nous avions beaucoup ri
alors, avec l'insolence de ceux qui feignent de se croire hors
d'atteinte.
Venus du lycée du Parc à Lyon, nous
étions cinq taupins à entrer rue d'Ulm en 64 (Cerezo,
Dupont-Roc, Hirschowitz, Revoy et le signataire) et, un seul d'entre
nous étant alors marié, il y avait juste là de
quoi remplir une table au pot quotidien. Ce hasard numérique a
joué son rôle, peut-être, dans la constitution de
cette "bande des Lyonnais", peu à peu consolidée autour
de parties de tarots, de l'échange de quelques classiques de la
bande dessinée, et surtout de ces longues discussions nocturnes
où l'on défait et refait le monde. De chacune de ces
activités, André était le plus ardent des
participants.
L'année suivante, nous apprenons qu'un cours
sur les équations aux dérivées partielles
débute à l'Institut Henri Poincaré tout proche et
que François Treves, qui va donner ce cours, recherche deux
jeunes normaliens pour en assurer la rédaction.
Spontanément, sans la moindre concertation entre nous,
André et moi nous portons volontaires. Ainsi ont
débuté, entre les deux apprentis rédacteurs, une
étroite collaboration de vingt ans et une profonde amitié
que seul a pu briser le départ prématuré
d'André.
Après l'agrégation (1967) et la
quatrième année, François Treves nous propose de
le rejoindre à Purdue University, West Lafayette, Indiana,
où il occupe désormais un poste permanent. Ainsi devenus
"graduate students in research" André et moi partageons,
à partir de septembre 68, un appartement d'une petite maison du
Middle West américain ; il y séjournera deux
années universitaires, jusqu'à l'été 70.
Pour nos premiers pas dans la recherche
mathématique, Treves nous suggère de tenter
d'étendre aux groupes de Lie les principaux résultats
concernant les équations aux dérivées partielles
sur les espaces numériques usuels. Assez peu exploré
à l'époque, ce domaine d'étude se situe par nature
à mi-chemin de deux théories puissantes et bien
développées, celle des équations aux
dérivées partielles d'une part, celle des groupes de Lie
d'autre part. Nos premiers résultats s'obtiennent assez
simplement, surprise heureuse, en picorant dans les deux
théories mères, confrontant et assemblant leurs apports.
Mais il arrive aussi que certains théorèmes classiques
refusent de se laisser généraliser et, comme toujours
dans la recherche, approfondir ces obstructions s'avère fort
instructif. Le domaine nouveau est riche et vaste, il nous
intéressera pendant de nombreuses années, bien
au-delà du séjour américain.
À la rentrée 70 André obtient
un poste d'assistant à l'Université de Nice ; il y
effectuera toute sa carrière. Je l'y rejoins en 72 et nous
reprenons nos travaux communs dans les meilleures conditions. De cette
longue collaboration scientifique je crois pouvoir dire qu'elle avait
quelque chose d'idéal : l'essentiel de la recherche s'effectuant
devant un tableau noir, au cours de discussions à deux, il
devenait impossible d'isoler la contribution précise de l'un ou
l'autre auteur lors de leurs publications communes.
Mais l'esprit curieux et inventif d'André ne
pouvait se satisfaire d'un seul thème d'étude.
Stimulé par le séjour à Nice de Sato, Kawai et
Kashiwara, fondateurs de la théorie des hyperfonctions, il
publie deux articles sur le sujet. Par la suite il s'éloignera
peu à peu des questions d'analyse mathématique pour
s'intéresser à des problèmes algébriques,
sur les algèbres de Lie, leurs algèbres enveloppantes et
la théorie des invariants. Certains de ses manuscrits sur le
sujet, motivés par la recherche de résultats
entièrement explicites, font preuve d'une remarquable puissance
de travail et de calcul.
Plus tard encore il s'intéresse à
diverses questions de physique mathématique. En 87-88 il
organise et anime un séminaire hebdomadaire réunissant
mathématiciens et physiciens niçois. Ceux, de l'une ou
l'autre discipline, qui ont déjà tenté une telle
expérience comprendront qu'il fallait bien là toute
l'énergie et la force de conviction d'André pour parvenir
à maintenir ainsi, une année durant, un dialogue
réellement fructueux entre les deux populations.
Dans les années 90 André a
élargi ses intérêts vers les applications des
mathématiques. Collaborant avec des équipes de l'INRIA
(Institut National de Recherche en Informatique et Automatique)
à Sophia Antipolis, il a notamment introduit des méthodes
de géométrie hyperbolique dans un problème de
géométrie algorithmique (triangulations de Delaunay et
diagrammes de Voronoï), et a par ailleurs travaillé sur la
recherche du plus court chemin d'un point à un autre avec des
contraintes sur la courbure - une question motivée notamment par
le tracé des voies de chemin de fer. Mettant son talent de
géomètre au service de problèmes nouveaux pour
lui, il a fait preuve d'une rare capacité d'écoute et
d'ouverture, qui lui a valu l'estime de tous ses collaborateurs.
Plus récemment enfin, il a travaillé
sur les développements en séries de fonctions d'Hermite
et leurs applications.
Parallèlement à la recherche
André est un enseignant particulièrement actif, aimant
à diversifier ses cours d'année en année dans le
refus de toute monotonie. Toujours disponible pour venir en aide
à un étudiant en difficulté, il se rend aussi
utile au plus grand nombre par la rédaction d'une
impressionnante collection de cours
polycopiés. Sur bien des points ces précieux textes
sont le reflet de la personnalité de leur auteur : écrits
en un temps record (une centaine de pages parfois en quelques jours
à peine) de sa belle écriture script, ils sont riches,
denses, rigoureux, sans concession à la facilité,
agréables à lire cependant par l'abondance des
commentaires, anecdotes ou remarques historiques. On ne peut que
regretter que ces polycopiés n'aient pas connu une plus large
diffusion : je me souviens que, sollicité par un éditeur
pour transformer en livre son cours de calcul intégral joliment
intitulé "Intégration et harmonie", André
déclina l'offre et, comme je tentais de le faire revenir sur sa
décision, il me fournit la liste impitoyable des imperfections
qu'il trouvait à son texte...
Le travail de recherche accompli devait logiquement
déboucher sur la soutenance d'une thèse d'état
dès 76 ou 77 et de nombreuses voix ont poussé
André dans ce sens, souvent avec insistance. Il refusa
catégoriquement. Ce n'est qu'en 86 qu'il consentit à
céder en partie aux pressions amicales, et à soutenir
enfin son habilitation à diriger des recherches. Mais jamais il
n'accepta de poser sa candidature à un poste de professeur,
préférant, lorsque sa situation financière le
rendait nécessaire, alourdir son service de maître de
conférences de quantité d'heures complémentaires.
C'est bien des fois pourtant qu'il assuma les responsabilités
d'un professeur, comme directeur de plusieurs thèses ou comme
organisateur de séminaires annuels auxquels il prenait une part
très active.
Je me suis souvent interrogé sur ces refus
répétés de toute promotion. Sans doute faut-il y
voir le très haut niveau d'exigence qu'il appliquait, comme
à toute chose, à la fonction de professeur, qu'il
s'estimait bien à tort inapte à remplir de manière
satisfaisante. Sans doute aussi se croisent là plusieurs aspects
d'une personnalité riche et complexe : à une modestie
profonde, quoique non dépourvue de fierté, se
mêlait peut-être le souhait de se préserver une
certaine liberté, l'autorisant à s'éloigner de
temps à autre de la recherche mathématique pour se
consacrer à de tout autres sujets.
Car André avait bien d'autres passions que
scientifiques. En de nombreuses périodes de sa vie nous l'avons
vu se plonger dans des études historiques, faisant une lecture
critique d'Immanuel Velikovsky, ou apprenant les hiéroglyphes et
la grammaire égyptienne, s'intéressant au minoen, ou
encore à l'histoire des religions. De ces études,
auxquelles il s'adonnait avec toute la passion et l'énergie qui
étaient les siennes, il savait parler avec un enthousiasme
communicatif. Son érudition, qu'il ne devait qu'à son
propre travail, forçait l'admiration.
De son mariage avec Susan, André a eu deux
enfants, Jan et Annike, et connut récemment la joie d'être
grand-père. Depuis sa séparation de Susan il partageait
la vie de Loula, dont il a eu une fille, Nadia. Avec sa deuxième
famille il s'était installé dans le petit village de
Massoins, dans la haute vallée du Var, faisant le choix de vivre
quelque peu à l'écart du monde.
Toute sa vie André a gardé un
attachement particulier à sa ville natale, Romans, où il
a vécu ses années de jeunesse et où son
père, immigré espagnol à la suite de la guerre
civile, tenait un commerce. Récemment André
écrivait un texte sur la communauté arménienne de
Romans, et cherchait à renouer des liens avec quelques amis
d'enfance.
Il nous a quittés sans prévenir, d'un
arrêt cardiaque faisant suite à une brève maladie a
priori sans gravité. Son visage avait une expression
apaisée.
Puisse André me pardonner d'avoir
écrit ces lignes, mues par la seule amitié, et d'y avoir
accordé trop de place à nos souvenirs communs.
Puisse-t-il ne pas s'estimer trahi par un "hommage"
qu'assurément il aurait refusé.
François Rouvière